Voici l'article qu'André Comte-Sponville a écrit, le 14 novembre, à la demande de Challenges (www.challenges.fr/) :
« La France est en guerre ». Cette formule, qui revient comme un leitmotiv depuis la tragique nuit du 13 novembre, a sa part de vérité. La France est en guerre, puisque le terrorisme la lui fait. Notre pays n’a pourtant officiellement déclaré la guerre à aucun État, à aucune nation, et cela dit assez la singularité de ce conflit-ci. Il n’oppose pas des États à d’autres (puisque le prétendu « État islamique » n’en est pas un), mais des États à des organisations ou à des nébuleuses, d’autant plus redoutables qu’elles transcendent toutes frontières et toutes nationalités. Mohamed Merah, les frères Kouachi et Amedy Coulibaly étaient français, de même, selon toute vraisemblance, que plusieurs des assassins du Bataclan ou de la rue de Charonne. S’il s’agit d’une guerre, c’est donc en partie d’une guerre civile qu’il faut parler : elle oppose moins des nations que des idéologies, moins des États que des valeurs. Elle n’en est que plus difficile à mener, surtout dans une démocratie, et à gagner.
Une guerre de religion ? Non pas, puisque notre pays ne se réclame d’aucune, et puisque nos compatriotes musulmans sont presque tous horrifiés par les crimes des djihadistes. Faut-il en conclure qu’il n’y a, comme on l’a beaucoup dit, « aucun rapport » entre l’islam et l’islamisme ? Ce serait aller trop vite en besogne. Que la plupart des musulmans n’aient rien à voir avec le terrorisme, c’est une évidence qu’on a raison de rappeler. Mais qui ne saurait annuler le fait que tous les terroristes qui se réclament d’Al-Qaïda ou de Daech sont musulmans. Qui peut croire que ce soit par hasard ?
Les déclarations offusquées ne suffisent pas. Qui oserait prétendre qu’il n’y a « aucun rapport » entre le christianisme et l’Inquisition, entre le marxisme et le stalinisme ? C’est au contraire en regardant ce rapport en face, en l’analysant, que chrétiens et marxistes ont pu faire le travail d’élaboration critique qui permit à la plupart d’entre eux de se libérer de ces déviances en comprenant ce qui, dans leur foi ou leur idéologie, les avait rendues possibles. C’est ce travail qu’on attend aujourd’hui des musulmans, en France comme ailleurs, et personne ne peut le faire à leur place.
Pour le reste, si guerre il y a, il faut se donner les moyens de la gagner. Au Proche-Orient ? Sans doute. Mais aussi en France. Il ne suffira pas d’écraser Daech sous les bombes (à supposer qu’on puisse se passer d’une intervention terrestre). Il faut aussi que le peuple français, dans son immense majorité, sache s’unir contre la barbarie. Et que les politiques y contribuent, en mettant l’intérêt national plus haut que leurs querelles, fussent-elles légitimes.
André Comte-Sponville