Pour la République

Trois jours d’horreur : un carnage à Charlie Hebdo le mercredi, une policière exécutée à Chatillon le jeudi, quatre Juifs assassinés le vendredi, lors d’une prise d’otages dans une superette kasher… Le choix des cibles en dit long sur les motivations des terroristes, sur ce qu’ils haïssaient le plus : la liberté d’expression, l’humour (surtout lorsqu’il s’en prend à la religion), les forces de l’ordre, les Juifs.

Que l’émotion fût immense, c’était la moindre des choses. Mais on pouvait craindre que la colère prenne le dessus, que la haine réponde à la haine, la violence à la violence, enfin l’islamophobie – au sens raciste du terme – à l’antisémitisme… Il n’en fut rien, et telle est peut-être la principale leçon de ce dimanche républicain : des manifestations sans précédents dans toute la France (on parle de 4 millions de manifestants, ce qui n’était jamais arrivé), sans débordements, sans heurts, sans violences, sans amalgames, sans haine. Je participai à l’incroyable rassemblement de Paris. On ose à peine parler de manifestation, tant la foule innombrable débordait de tous les côtés, non seulement le long des trois itinéraires prévus mais dans toutes les rues parallèles ou adjacentes. Impossible, à 15 heures, d’atteindre la République. C’était sans importance : la multitude était partout, envahissait tout, dense, compacte, à la fois déterminée et paisible. Ce n’était pas un défilé, ni plusieurs, mais une marée, comme une ville en crue. Parole de soixante-huitard : je n’avais jamais vu ça, ni rien qui y ressemble !

L’aspect quantitatif, si spectaculaire fût-il, ne doit pourtant pas occulter ce que ce rassemblement avait de qualitativement singulier. Pas de mots d’ordre officiels, pas de partis ou de syndicats à la manœuvre, pas de service d’ordre (sinon ici ou là les forces de police, pour une fois applaudies), pas de militants organisés ou survoltés, peu de sonos, peu de banderoles. Rien que des individus ; rien que des citoyens. Tous anonymes, tous différents, tous unis. Des dessins innombrables, souvent drôles. Des crayons brandis comme une arme dérisoire et invincible. Quelques drapeaux tricolores (peu ou pas de drapeaux européens, ce que j’ai regretté). Des applaudissements. Des Marseillaises. Des affichettes portées à bout de bras. Par exemple un portrait de Voltaire. Ou bien : « Faites l’humour, pas la guerre. » Et puis surtout, bien sûr, par dizaines de milliers : « Je suis Charlie », souvent explicité de la façon suivante : « Je suis juif ; je suis musulman ; je suis flic ; je suis Charlie », à quoi un manifestant avait ajouté : « Je suis la République ». C’était aller droit à l’essentiel, sur quoi il convient de réfléchir.

Qu’est-ce que la République ? Des institutions ? Sans doute. Le pouvoir du peuple, pour le peuple, par le peuple ? Assurément. La démocratie, la liberté, les droits de l’homme ? Cela va de soi. Mais la République est aussi davantage : elle est un idéal, qu’aucune institution ne suffit jamais à garantir, un « principe régulateur », comme dirait Kant, disons une norme ou une valeur, autrement dit quelque chose qui n’existe pas (en tout cas pas à la façon des choses), ou qui n’existe que pour autant qu’on se batte pour elle, qu’on soit déterminé à la défendre, à la faire vivre et revivre. La République, ainsi conçue, ne se réduit pas à la démocratie, qu’elle suppose et inclut. Le suffrage universel et les libertés individuelles sont un minimum nécessaire. La République serait plutôt le maximum souhaitable. Elle implique que le pouvoir ne se mette pas seulement au service des plus nombreux – ce qui est la pente naturelle de toute démocratie – mais au service de tous : qu’elle vise l’intérêt commun et non la simple somme ou moyenne des intérêts particuliers. Le mot « République », en ce sens, est moins constitutionnel que normatif : il suppose un jugement de valeur, et comme la volonté obstinée de résister aux égoïsmes, aux privilèges, aux corporatismes, aux Églises, aux communautés, et même aux partis. La République ne connaît que des individus, tous citoyens, tous égaux, quelle que soit bien sûr leur religion ou leur irréligion. C’est pourquoi elle est laïque par essence, et c’est ce que les fanatiques ne peuvent accepter.

« La démocratie, c’est ce qui reste de la République quand on a éteint les Lumières », écrivit un jour, fort joliment, Régis Debray. Eh bien voilà : des millions de gens, ce dimanche, ont voulu rallumer les Lumières, pour que vive la République !

La démocratie n’en continue pas moins, avec ses conflits, ses aléas, ses rapports de force, ses alliances, ses majorités plus ou points fragiles ou changeantes… Ne rêvons pas d’une « Union sacrée », qui voudrait établir partout le règne du consensus. Ce n’est ni possible ni souhaitable. Mais gardons en tête que ce qui nous unit – qui est la République elle-même – est plus important que ce qui nous sépare ou nous oppose. Au fond, ce que des dizaines de millions de Français ont réalisé, dans ces jours d’horreur, c’est qu’ils avaient une chance formidable : celle de vivre dans une République laïque et libérale. C’est pourquoi ce dimanche de deuil fut jour aussi de fraternité joyeuse, comme une confiance retrouvée.

André Comte-Sponville

Challenges, n° 416, 15 janvier 2015