[Site internet de Challenges, le 9.11.2016]
Le cauchemar est donc devenu réalité : Donald Trump vient d’être élu président des États-Unis. Cela ne laisse pas d’inquiéter sur l’état de la première puissance mondiale, qui est aussi la plus ancienne de nos démocraties. Comment un tel démagogue – mensonger, outrancier, aux innombrables dérapages misogynes ou xénophobes – put-il séduire autant de ses concitoyens ? Les explications ne manquent pas, depuis la montée spectaculaire des inégalités jusqu’au malaise des « petits blancs » (qui se sentent menacés par l’évolution démographique), en passant par le piège du « politiquement correct », lequel est plutôt de gauche, aux États-Unis comme en France, et fait pour cela le jeu de la droite la plus extrême. Pourquoi ? Parce qu’il finit, tant il est déconnecté de la réalité, par bénéficier à celui non certes qui parle vrai – il s’en faut de beaucoup ! – mais qui parle cru, sans craindre de choquer les belles âmes et de flatter les sentiments les plus bas. À force d’éviter les sujets qui fâchent – spécialement l’immigration et la sécurité –, on laisse le champ libre à ceux qui en ont fait leur fond de commerce. L’angélisme, ici comme ailleurs, fait le jeu de la barbarie.
Mais allons au fond. Le phénomène Trump, c’est la version américaine du populisme, qui fait aussi des dégâts chez nous, à droite comme à gauche. Raison de plus pour y réfléchir.
Qu’est-ce que le populisme ? Une forme de démagogie, qui se distingue par trois traits spécifiques.
Première caractéristique du populisme, d’où vient son nom : la prétention de parler « au nom du peuple ». Cette prétention, qui peut sembler innocente, est toujours exorbitante, jamais légitime. Dans une démocratie, chacun peut parler en son nom propre, éventuellement au nom de son parti ou de son syndicat, s’il est mandaté pour cela ; nul n’a le droit de parler au nom du peuple. Le Parlement le peut ? Oui, lorsqu’il fait la loi, mais seulement collectivement, en tant qu’institution. Aucun parlementaire ne saurait individuellement y prétendre sans tomber déjà dans le populisme.
Deuxième caractéristique du populisme : opposer le peuple aux élites ou aux étrangers, et souvent aux deux à la fois (c’est le cas chez Trump comme chez Marine Le Pen). Opposition paradoxale, puisque les élites, réelles ou prétendues, font partie du peuple : de quel droit les exclure de la communauté nationale ? Et anti-démocratique, ou en tout cas antiparlementaire, puisque les élus, par définition ou par étymologie, font partie des élites (les deux mots viennent du latin eligere, « choisir »). Cela débouche sur le tristement fameux « tous pourris », qui est comme la quintessence du populisme.
Enfin, troisième caractéristique, le populisme tend à privilégier les passions plutôt que la raison, et spécialement les « passions tristes », comme dirait Spinoza, celles qui expriment non pas notre puissance (comme font la joie, l’amour, la générosité, la force d’âme…) mais notre faiblesse : la peur (surtout à droite), la colère ou l’indignation (surtout à gauche), l’envie, la haine… Pas étonnant que cela séduise, surtout en période de crise ! Les passions, lorsque nous sommes faibles, sont plus fortes en nous que les idées, et même que nos intérêts. Peur et colère sont mauvaises conseillères, mais d’efficaces agents électoraux.
Ces trois traits, ensemble, font la séduction du populisme, spécialement auprès des plus faibles et des moins éduqués, laquelle peut parfois l’amener au pouvoir. Voyez Chávez et ses successeurs, au Venezuela (populisme de gauche), Kaczynski et Orbán, en Pologne ou Hongrie (populismes de droite), sans oublier la victoire du « Brexit » en Grande-Bretagne ou la montée, chez nous, du Front national… Pour les démocrates, ce sont autant de leçons douloureuses, qu’on aurait bien tort d’oublier. Que le peuple soit souverain, c’est le principe même de la démocratie. Mais cela ne garantit nullement qu’il ait toujours raison, ni qu’il ne puisse opter pour le pire. Il arrive que des peuples s’égarent, l’histoire de l’Europe en a donné de tragiques exemples, et que des élections à peu près démocratiques aboutissent – en Italie dans les années 20, en Allemagne dans les années 30 – à la mort de la démocratie. Nous n’en sommes pas là ? En France, non, assurément. Mais la situation politique, dans notre pays, n’en est pas moins inquiétante. Une gauche éparpillée en fractions « irréconciliables », comme disait naguère Manuel Valls, et pour cela incapable de gouverner efficacement, un président trop bavard et trop impuissant (faute notamment d’une majorité cohérente au Parlement), une droite écartelée entre libéralisme et autoritarisme, entre technocratie et populisme, une extrême-droite qui séduit près d’un électeur sur trois, le tout dans une Europe paralysée et face à un monde où les menaces – aussi bien écologiques que terroristes – ne cessent de croître…
Que faire ? Expliquer, clarifier, parler vrai. En appeler à la raison plutôt qu’aux passions, aux intérêts plutôt qu’aux bons sentiments. Refuser la démagogie, le politiquement correct et les synthèses illusoires. Le parti socialiste risque de n’y pas survivre. Tant mieux, si cela permet à une gauche de gouvernement de se libérer enfin de la schizophrénie idéologique qui la voue au mensonge (dans l’opposition) et à l’impuissance (lorsqu’elle parvient au pouvoir). Pour 2017, c’est trop tard. Mais quelle erreur ce serait que d’attendre 2022 !
André Comte-Sponville